Titres
Musiciens :
Gavin Harrison – batterie, percussions
Laurence Cottle – basse, coproducteur, arrangeur
Nigel Hitchcock – saxophone
Dave Stewart – claviers
Gary Sanctuary – claviers
Il y aurait tant à dire sur un musicien extraordinaire comme Gavin Harrison qui a commencé une carrière très fournie en 1979, est devenu l’emblématique batteur de Porcupine Tree en 2002 (à partir de In Absentia), avant d’intégrer le nouveau duo (2008) puis trio (2014) de percussionnistes de King Crimson, sans compter ses innombrables participations à des enregistrements, show-cases et master-classes (ainsi que ses livres de transcriptions polyrythmiques et ses DVD pédagogiques).
Si Gavin reconnaît des influences comme celles de Steve Gadd et Jeff Porcaro, sa palette s’est considérablement colorée depuis ses débuts, intégrant notamment les subtilités du rock progressif et du jazz fusion pour devenir une des principales références de ce début de millénaire.
Alors que les fans attendent toujours – et cela risque de durer – une hypothétique reformation de Porcupine Tree, Gavin Harrison a choisi de revisiter une partie du répertoire foisonnant du groupe à sa manière – faisant appel pour cela aux arrangements du bassiste et producteur Laurence Cottle –, à tel point que même Steven Wilson, s’il a apprécié les morceaux ne les a pas reconnus à la première écoute !
Bien entendu, l’environnement reste proche de PT et de Steven Wilson – c’est par exemple Lasse Hoile qui a réalisé les visuels. De même, les principaux musiciens qui entourent Gavin sont globalement issus du même sérail oscillant entre le jazz et le prog. Imaginez : le bassiste et producteur Laurence Cottle (Bill Bruford’s Earthworks) ; Nigel Hitchcock (Gordon Haskell, Kate Bush, The Moody Blues…) aux saxophones ; Dave Stewart (Egg, Hatfield and the North, National Health, Bruford, a travaillé comme arrangeur avec Porcupine Tree) aux claviers, ainsi que Gary Sanctuary qui officie actuellement avec Three Friends. Et avec cette belle brochette, Cheating The Polygraph sonne comme si un big band avait décidé de faire swinguer de la musique contemporaine !
Autant vous dire que vous risquez d’être déboussolés en découvrant ce Cheating The Polygraph si vous pensez retrouver vos morceaux préférés. Moi-même… Il y a donc au moins deux façons d’écouter cet album. La première consiste tout simplement à entendre les morceaux comme ils sont et à les apprécier pour cela : de l’excellent jazz fusion tirant vers le swing où l’on retrouve à la fois certains des traits de Frank Zappa avec ses Mothers Of Invention et une ambiance proche des albums du Bill Bruford’s Earthworks. Il y a pire, non ? L’autre méthode, plus analytique consisterait à comparer les nouveaux arrangements avec les morceaux d’origine de Porcupine Tree, ce qui se complique si l’on tient compte du fait que le groupe de Steven Wilson a lui-même éparpillé dans sa discographie et ses versions scéniques des interprétations différentes de ces mêmes titres… Sans compter l’aspect fastidieux de l’affaire !
Au final, n’ayant pas réussi à choisir entre ces deux méthodes, je me suis laissé porter par Cheating The Polygraph, à différents moments, dans des ambiances diverses, pour simplement apprécier l’album sans en faire une chronique de pur musicologie, saupoudrant ici et là des références aux morceaux originels – même si, à la relecture de cette chronique, je m’aperçois que je n’ai pas pu m’empêcher d’en faire une lecture parralèle !.
Alors, que se passe-t-il maintenant ? Eh bien, justement, ça attaque avec ce morceau, "What Happens Now?", tiré de Nil Recurring. D’emblée, les percussions et la guitare introductives sont remplacées par les cuivres, ce qui enlève la noirceur du morceau. Si l’aspect répétitif du riff reconnaissable est conservé, les variations l’emportent rapidement dans une dimension swing surprenante mais néanmoins fort agréable. Et quand les variations véritables adviennent avec l’intervention de la flûte (jouée aux claviers), les saxophones remplaçant les guitares, Gavin modifiant lui-même sa partie de batterie, le morceau finissant comme un big band avec une basse extraordinaire et encore la flûte et les saxophones mêlés. Une pure réussite pour introduire l’album !
Curieux mélange que ce qui suit. En effet, Gavin et Laurence nous proposent la jonction de "Sound of Muzak" – extrait de In Abstentia – et de "So Called Friend" – tiré de l’édition vinyle de Deadwing. La déstructuration des morceaux est de mise ici, et c’est une réécriture fusion qui nous est proposée (bien difficile de reconnaître les morceaux). Gavin y montre tout son art, on le sent véritablement dans son élément, notamment sur la seconde partie où la base rock basique du morceau est totalement abandonnée.
"Start Of Something Beautiful" (Deadwing) accentue le côté swing digne d’un big band, les cuivres se répondant sur les différentes variations des thèmes et la reprise des parties normalement chantées, avec la flûte qui vient à nouveau poser un aspect fusion/prog délicat sur une accélération finale roborative. Assez réussi ! Serait-ce le début de quelque chose de beau ?
La suite commence comme un film d’Alfred Hitchcock. Curieux diptyque qui voit "Heartattack In A Lay-By" (In Absentia), "Creator Had A Mastertape" (In Absentia) collés ensemble ! Si le thème chanté de "Heartattack…" est bien présent, le morceau est sens dessus dessous et c’est plutôt convaincant – ce qui n’est pas rien tellement j’aime le morceau originel ! En fait, il forme l’ossature du titre et bien malin qui ira trouver les passages empruntés à "Creator…" – s’il y en a ! Dans tous les cas, la vision cinématographique est une pure merveille et les ambiances, variées, sont toutes bien amenées et à leur place.
"The Pills I’m Taking" constitue d’ordinaire la seconde partie de "Anesthetize" sur Fear Of A Blanket Planet qui, là, a été extraite pour constituer une pièce unique. C’est peut-être sur ce disque, le morceau qui a le plus de mal de s’extirper du cadre d’origine de manière satisfaisante. D’abord parce que les rappels incessants aux mélodies de Porcupine Tree – notamment celles du chant – n’arrivent pas à me convaincre. Oh, l’exercice est brillant, mais il manque là le poids mortifère de l’alliance de la voix et des claviers éthérés sur une rythmique de plomb. Reste que la partie de batterie de Gavin Harrison y est monstrueuse et vaut à elle seule le détour…
Le couple "Hatesong/Halo" – respectivement issus de Lightbulb Sun et de Deadwing – commence par une introduction au marimba qui amène la fameuse ligne de basse ! Les cuivres, flûte et autres tournicotent autour d’une paire basse-batterie proche de l’original, faisant apparaître cette adaptation comme la cousine de la lecture du Boléro de Ravel par Frank Zappa – écoutez ces magnifiques parties de clarinettes et saxos autour des 3 mns –, comme lorsque des musiciens de génie révélés par le rock croisent la musique contemporaine ! Et soudainement, la transition avec "Halo" surgit, avec sa basse dantesque, quelle claque, quelle classe, quelle excellente idée que de lier ces deux pièces (malgré quelques passages ramenant l’aspect big band), jusqu’à un final tout en douceur avec le retour du marimba…
"Cheating the Polygraph" – extrait de Nil Recurring et qui donne son titre à l’album est couplé avec "Mother & Child Divided" – issu de l’édition DVD de Deadwing. D’entrée, le morceau est beaucoup plus dynamique que sur l’EP d’origine jusqu’à l’arrivée d’une partie de Fender Rhodes magnifiquement brodée. L’absence du chant ne se fait pas sentir et cette version serait même supérieure à l’originale ! La transition avec la "Mother & Child Divided" s’effectue par paliers jusqu’à ce que le riff soit, là encore, trituré, à la limite du méconnaissable, mais tout aussi alambiqué. Les cuivres syncopent sur une basse et une batterie qui chaloupent. Encore un joli collage qui marie fort agréablement deux pièces moins connues du répertoire de Porcupine Tree.
L’arrangement de "Futile" – extrait de l’EP du même nom – avait déjà été joué en public par Gavin Harrison dès 2011, et il arrive enfin en studio. Et il arrive comme une cerise sur le gâteau. Quand on connaît l’original et que l’on a saisi la méthode de travail du duo Harrison/Cottle pour cet album, on est moins surpris, mais tout aussi enjoué. C’est sans doute, techniquement, le morceau le plus complexe du disque, en particulier pour la partie de batterie et sa liaison avec la basse. C’est aussi le retour d’un traitement très jazzy, mais en même temps enjoué – par moments, on croirait entendre le groupe qui joue derrière Jim Carrey le "Hey Pachuco!" de The Mask ! Laurence Cottle montre qu’il est aussi un sublime bassiste tandis que Gavin Harrison…
Vous l’aurez compris, j’aime beaucoup cet album. Néanmoins, je crains qu’il ne rebute les auditeurs fermés au jazz. Je ne suis pas certain non plus qu’il ravira tous les fans de Porcupine Tree ou de Steven Wilson, mais il prouve à l’envi que ce groupe désormais quasi mythique s’appuyait également – s’il fallait encore en administrer la preuve – sur un des meilleurs batteurs de la période. En effet, non seulement Gavin Harrison fait montre d’une maestria hors du commun, mais il prouve là que sa participation aux compositions de Porcupine Tree n’était pas un accident. Qui plus est, ayant trouvé en Laurence Cottle le complice idéal pour porter au jour ses fantasmes musicaux les plus fous, on peut espérer d’autres productions du même acabit sur des thématiques différentes et originales de la part des duettistes. Force est de constater que même si Porcupine Tree est en sommeil, sa musique est une œuvre qui suscite toujours l’éveil. Avec ce Cheating The Polygraph, Gavin Harrison parvient à faire sonner ces compositions – pour certaines connues seulement des fans les plus invétérés – d’une façon unique que sans nul doute personne d’autre que lui n’aurait réussi à maîtriser.
Avec ce disque, Gavin Harrison se hisse pour moi dans le cercle fermé des batteurs qui, à l’instar d’un Bill Bruford, savent évoluer tout aussi bien dans le monde du prog que dans celui du jazz, ou plutôt – afin de rétablir la signification première du terme – dans le monde prodigieux de la musique progressive.
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Site officiel : http://www.gavharrison.com
Vidéo officielle :
Merci Togo pour ta chronique. Effectivement, les progueux semblent se désintéresser de cet album. Dommage, ça dessert encore une fois leur image aux yeux des mélomanes, qui voient en eux des prétentieux qui ne jurent que par une musique qu'ils jugent tellement supérieure aux autres qu'ils les dédaignent.
Le 20/09/2015 par Lucas